Bonnard sur la pointe des pieds

Un samedi matin, dans la file d’attente du Musée d’Orsay. Tu es impatient à l’idée de rencontrer les tableaux de Pierre Bonnard.

Il n’y a qu’un mètre qui te sépare des oeuvres, entre les spectateurs et les lumières qui éclairent les tableaux. Tu remarques rapidement son goût pour les motifs et les couleurs, mais ça, tous l’on déjà remarqué. Tu te laisses aller à la contemplation, ton regard flâne devant Le cabinet au canapé rose. Tu te mets à observer chaque détail, chaque motif, chaque recoin de la toile, « laisser les couleurs faire l’amour entrent elles » (sic) comme disait Bonnard. Ce sont ces couleurs qui doucement t’emportent vers cette femme, qui, sur la pointe des pieds se parfume et donne à cet intérieur, comme une odeur printanières. Sur la plupart des tableaux, Marthe, la compagne de Bonnard. Tes yeux ne peuvent s’empêcher de suivre cette silhouette nue, élancée, ton regard glisse sur ses jambes. Te voilà arrivé à la pointe de ses pieds cachés par un des escarpins à la ligne épurés. Plus tu avances dans l’exposition et plus tu découvres les nombreuses représentations de Marthe, à la toilette portant uniquement des chaussures. Ce qui te paraissait être un détail au début de l’exposition retiendra pourtant toute ton attention. Un léger dénivelé, une forme ovale et pointue de couleur noire bleuté. La ligne simple et raffinée,  elles recouvrent le pied jusqu’à la naissance des orteils, laissant apparaitre le dos du pied et la cheville.

« Vous ne pouvez jamais prendre trop de soin à choisir vos chaussures. Trop de femmes pense que ça n’a pas d’importance, mais la véritable preuve de l’élégance d’une femme se trouve dans ses souliers. » Christian Dior

Mais pourquoi Marthe est-elle dressée sur des escarpins pour faire sa toilette, est-ce un choix ? Tu te demandes alors si cela est simplement par souci d’élégance. Tu avoues que oui, son dos se cambre magnifiquement, ses mollets forment une belle courbe, sa jambe est fine, sa posture est élégante. Rien à voir avec l’image de tes pieds plats plantés dans le sol aplati par tout le poids de ton corps. Ce n’est surement pas là l’unique raison. Tu te rejoues la scène, celle où tu imagines Marthe « enfiler ses chaussures », le moment où le pied pénètre l’objet qui vient épouser parfaitement sa forme. Bonnard projetterait-il, dans l’escarpin au pied de Marthe, un désir érotique ? La représentation systématique des chaussures aux pieds des modèles nus ferait-il de lui un fétichiste ? Quel grand mot, tu l’assimiles au cuir et au latex, mais tu oublies rapidement tes fantasmes et te rends comptes qu’il n’en est rien, tu as plutôt le sentiment qu’il voue une adoration sans fin à celle qui partage sa vie. Il collectionne les images de Marthe comme toi tu as collectionné les images autocollantes des albums « panani ».

Tu termines ton parcours par une visite express à la boutique du musée (tu adores ça). Après deux cafés en bord de scène à te repasser les images des tableaux et ressasser tes idées, tu te dis que finalement, tu as aperçu dans certains tableaux les pieds nus de Marthe, mais si Bonnard fait le choix de protéger ce fragment de Marthe c’est peut-être que c’est cela qu’il y a de plus intime à ses yeux que de déchausser en public, les pieds de celle qu’il aime.

Cabinet de toilette au canapé rose ou l'eau de cologne, 1908, Pierre Bonnard

Cabinet de toilette au canapé rose, 1908, huile sur toile, 124,5 x 108 cm, Musée Royaux des Beaux Arts de Belgique, Bruxelles.

Nu à la baignoire, 1931, Pierre Bonnard

Nu à la baignoire, 1931, huile sur toile, 120 x 110 cm, Galerie Beyeler, Bâle

La mule verte, 1925, Pierre Bonnard

La mule verte, 1925, huile sur toile, 142 x 81 cm

 

La toilette au miroir, Pierre Bonnard

Nu debout vu de dos, 1913, huile sur toile, 80 x 51 cm © Collection particulière par l’intermédiaire de Bernheim-Jeune.

Nu au miroir, 1931, Pierre Bonnard

La toilette ou Nu au miroir, 1931, huile sur toile, 153,5 x 104 cm, Museo d’Are Moderna di Ca’Pesaro, Venise

Pierre Bonnard, The yellow screen

Nu au mur jaune, vers 1936